Préférez les ideas killers aux cost killers !
Par COMPASS LABEL (@compasslabel)
« Le rachat de Monsanto était et est toujours une bonne idée ». Voici ce qu’a déclaré au journal Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitungen mars 2019 Werner Baumann, le PDG du groupe Bayer.
Une affirmation pour le moins étonnante au regard de la spirale vertigineuse dans laquelle cette acquisition a plongé le groupe pharmaceutique, de chute libre du cours en Bourse en coûteux procès entraînés par les révélations sur les ravages du glyphosate.
Il y a parfois des idées dont on se dit, mauvaise fois ou aveuglement mis de côté, qu’il aurait mieux valu les tuer dans l’œuf.
La course aux idées neuves est certainement ce qui permet aux plus beaux progrès conçus par l’imagination et l’intelligence humaine de voir le jour et de se matérialiser.
Mais cette course aux idées, qui n’a jamais été aussi effrénée qu’aujourd’hui, prend parfois des chemins qui la font basculer sur la pente de l’inefficacité, voire de l’erreur, ce qui, à l’heure où la maximisation de la performance est considérée comme le graal de toute croissance économique, équivaut trop souvent à un irréversible échec.
Il suffit d’observer le désarroi dans lequel le maire de Lyon, incarné par Fabrice Luchini dans le film Alice et le Maire sorti en salles début octobre, est plongé quand, après avoir passé trente ans de vie politique à imaginer de nouvelles idées, il a l’impression que son esprit tourne à vide : « J’ai toujours eu des idées. J’avais 25, 40, 50 idées par jour. Et puis je me suis réveillé un matin, je n’avais plus d’idées. »
Forcer à tout prix l’émergence continue d’idées nouvelles peut entraîner des effets néfastes au sein des organisations, user les cadres et les équipes, éloigner les entreprises de leur raison d’être, générer des diversifications hasardeuses, faire perdre une part de lucidité aux dirigeants.
(Se) contraindre à fournir trop d’idées, c’est en effet nécessairement accepter un risque élevé : celui d’en laisser passer des mauvaises diluées au milieu des bonnes. Il ne serait pas inutile de voir se développer dans les entreprises des métiers nouveaux de régulateurs d’idées. Tout comme existent les « cost killer » pourraient se multiplier les « ideas killer », des trouble-fêtes en puissance, une fonction qui nécessiterait recul, froideur, rationalité et bienveillance. Contenir les geysers d’idées, ce serait à la fois filtrer celles qui ruissellent des directions et des N+1, et endiguer le tsunami d’idées qui remontent des collaborateurs.
Les cimetières des fausses bonnes idées sont nombreux et bien remplis. Il existe même des musées qui regorgent d’échecs d’innovations et de ratés industriels. C’est le cas en Suède, pays dont la culture est pourtant davantage marquée par la tempérance et la mesure que par l’exubérance et l’excès), où la ville d’Helsinborg a longtemps abrité le Museum of failure. Ce musée des échecs présentait une collection de loupés de première classe, du Nokia N-Gage, qui à l’orée des années 2000 a tenté de combiner console de jeu vidéo et téléphone portable ou du Apple Newton, un assistant personnel, ancêtre de l’iPad, qui n’a jamais réussi à s’imposer face à une concurrence déjà bien installée. Ironie du sort, le musée a définitivement fermé, entérinant l’échec du musée des échecs.
L’actualité est aussi pleine d’idées dont on se surprend tous les jours à se demander pourquoi elles n’ont pas été tuées dans l’œuf : pourquoi s’être persuadé de conclure un partenariat public-privé ubuesque pour gérer le nouveau tribunal de Paris, ôtant ainsi toute liberté du quotidien à ses occupants, y compris lorsqu’il s’agit simplement d’installer un pupitre dans une salle de conférences, prestation facturée plusieurs centaines d’euros ? Pourquoi des entreprises star de la nouvelle économie s’échinent-elles, fiévreusement atteintes de folie des grandeurs, à trouver de nouvelles idées et financements afin de garantir une expansion précoce, explosive et titanesque jusqu’à l’absurde, quitte à faire face à des pertes colossales ? À cette aune, les difficultés rencontrées par Uber constituent un exemple intéressant. Un sommet dans le large paysage des idées absurdes fut atteint avec le scandale du Fyre festival, une gigantesque opération visant à promouvoir une application de booking de célébrités pour des événements privés lancée par un golden boy de la tech new-yorkaise. Promu en quelques heures dans le monde entier par de puissants influenceurs et présenté comme un festival de musique ultra select et luxueux aux Bahamas, le projet leva des dizaines de millions d’euros en un temps record, sans pilotage sérieux ni délais de montage réalistes, et tourna à une gigantesque arnaque flouant des milliers de participants ayant dépensé des fortunes pour un festival annulé le jour de son lancement.
Le Fyre festival fit le bonheur des internautes moqueurs, ébahis par le ridicule de la situation. Les réseaux sociaux sont d’ailleurs, à travers plusieurs comptes parodiques, un miroir intéressant de l’absurdité d’une course trop effrénée à l’innovation et aux idées. On ne peut que conseiller de jeter un œil sur Instagram à @unecessaryinventions, dont le propriétaire « développe des produits pour des problèmes qui n’existent pas ». On y trouve en vrac un parapluie pour Smartphones, d’encombrants porte-paille en plastique ou un sac à dos en forme de baguette de pain permettant de transporter sur son dos uniquement une baguette de pain.
Il faut savoir parfois admettre, avant que sa matérialisation ne soit trop avancée, qu’une idée est mauvaise. Combien de fois vous êtes-vous, membre d’une équipe, submergé de travail, écrasé comme vos collègues par les rouages de ce qui constituait initialement un projet rafraîchissant et s’est transformé en usine à gaz aux ramifications interminables, interrogé à voix haute suite à une réunion épineuse où divergences et susceptibilités se sont entrechoquées : « mais n’y avait-il pas une réunion où l’on avait tué ce projet ? ».
Cela ne signifie pas que les idées les plus audacieuses doivent susciter davantage de suspicion. Certains des plus beaux succès industriels s’apparentaient au départ à une idée risquée. Il n’était pas évident que Yamaha, dont l’activité première était la fabrication d’instruments de musique, se mette à fabriquer des motos après avoir été contrainte à fabriquer des hélices d’avion pendant la Seconde Guerre Mondiale, ou que Nokia, spécialisé initialement dans l’industrie du papier et du caoutchouc, devienne plus tard un acteur incontournable des télécommunications.
Simplement, dans les process d’idéation, peut-être faudrait-il apprendre collectivement à ralentir et à promouvoir une petite dose de minimalisme et de dépouillement. Les idées qui survivront n’en seront que meilleures.