« L’idylle entre intellectuels et politiques est moins que jamais d’actualité »
« La France, championne du monde de la rapidité ? Certainement pas dans le domaine de la mise en pratique politique des bonnes idées. L’action publique française se construit le plus souvent en laissant à distance l’apport potentiel énorme que constitue la recherche en sciences humaines et sociales. Quelques intellectuels vivant de leur exposition médiatique mis à part, cela fait bien longtemps que les universitaires ne courent plus les dîners donnés sous les ors de la République, ministre(s) ou pas à table. Et il est de bon ton pour la plupart de nos hommes politiques, dans ledit « nouveau monde » comme dans l’ancien, d’exprimer leur distance avec les chercheurs.
Si idylle il y a eu en France entre intellectuels et politiques, elle est moins que jamais d’actualité. Situation paradoxale alors que les oppositions de droite comme de gauche doivent, depuis mai dernier, affronter le défi de leur reconstruction idéologique avant de pouvoir espérer de futures victoires électorales, et que le gouvernement a fait d’un ministre de l’éducation, grand chantre des neurosciences, sa principale figure médiatique. Mais la France n’est pas à un paradoxe près. Au prix toutefois ici d’importants rendez-vous de progrès économiques et sociaux manqués.
On pourrait croire l’éducation de nos enfants, au regard de son importance fondamentale, préservée de tant d’inconstances. Il n’en est rien. Afin de favoriser la méritocratie scolaire partout sur le territoire, l’historien Patrick Weil a proposé dès avril 2005, dans l’ouvrage La République et sa diversité, l’idée d’un droit d’accès aux classes préparatoires, aux grandes écoles et aux établissements sélectifs pour les meilleurs élèves de chaque lycée, sur le modèle d’une initiative similaire mise en place avec succès au Texas.
Se lançant dans un lobbying intense, il a obtenu l’inscription de cette mesure dans les programmes de campagne pour l’élection présidentielle de 2007 des deux candidats qualifiés pour le second tour, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Une fois élu, le premier en a d’ailleurs fait l’un des objectifs des lettres de mission qu’il a adressées à son ministre de l’éducation nationale, Xavier Darcos, et à sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse. Mais le temps a passé sans que rien ne se passe.
Ce n’est qu’en 2013, à la suite de l’arrivée de François Hollande à l’Elysée et du changement de majorité à l’Assemblée nationale, que la proposition de Patrick Weil a trouvé une traduction législative. Près de dix ans se sont ainsi écoulés, alors que l’efficacité de la mesure était connue, avant que les meilleurs bacheliers français puissent enfin saisir une nouvelle chance d’accès aux filières sélectives de l’enseignement supérieur. Triste exemple de procrastination politique, qui a directement impacté l’avenir de dizaines de milliers de jeunes gens brillants et travailleurs mais trop souvent victimes d’autocensure ou de la mauvaise image de leur lycée d’origine.
Autres circonstances, même constat d’atermoiements politiques aux conséquences ici économiques et sociales massives : en 2011, Camille Landais, Emmanuel Saez et Thomas Piketty prônent la révolution fiscale en une mesure phare, la fusion de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée (CSG). Les trois économistes en assurent le service après-vente médiatique, et à travers un site Internet participatif grand public. Rien de plus, rien de moins. Il ne reste théoriquement plus aux politiques socialistes, appelés à gouverner la France en mai 2012, qu’à s’en saisir. Sept ans plus tard, les Français se préparent seulement à connaître dans quelques mois le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, premier petit pas éventuel vers sa fusion avec la CSG, dont l’horizon n’est pas annoncé.
Dans ces circonstances, de deux choses l’une. Soit il faut acter que la fusion ne constitue pas un levier de réduction des inégalités fiscales (mais on frôlera sans doute alors le déni de réalité). Soit il faut se rendre à une évidence ennuyeuse : même lorsque les déclarations de bonne intention sont répétées, le savoir occupe la place de la cinquième roue du carrosse dans l’attelage qui guide les politiques français.
Quand un ancien premier ministre récuse aux sciences sociales le droit d’expliquer, quand l’actuel président de la République dénonce des intellectuels vivant du commentaire d’une action politique à laquelle ils ne s’intéresseraient pas, peut-être n’ont-ils pas en tête cette réalité cruelle : notre pays est riche de projets de transformation laissés en jachère par des politiques qui ne savent pas parler à l’université, et auxquels les chercheurs ne s’adressent plus.
La faiblesse particulièrement marquée en France des relations entre politiques et chercheurs, la très faible porosité des univers académique et politique, associées à la prédominance de l’expertise d’Etat et à la relative fermeture de la haute fonction publique dans ses procédures de recrutement, disent aussi la forte endogamie de la production des idées qui nourrissent les concepteurs de politiques publiques et les décideurs. Or, cette endogamie est dangereuse démocratiquement et inefficace économiquement et socialement.
Dans ces mois si particuliers où l’opposition politique à la majorité en place est extrêmement faible, où l’on pourrait s’attendre à voir ce vide politique comblé par une nouvelle dynamique du débat d’idées nourri de la richesse de la production des sciences humaines et sociales françaises, le silence des intellectuels est à nouveau assourdissant. La France de Dreyfus laisse, sans réaction véritable, Yann Moix tenter de se saisir des habits de Zola.
Quelques-uns des proches d’Emmanuel Macron, qui sont classés dans la catégorie de « ceux qui pensent », ont certes pris la plume pour regretter le choix d’une ligne trop ferme sur les questions migratoires. Avec des signataires aussi (peu) nombreux que les doigts de la main, syndicalistes, dirigeants de think tanks, entrepreneurs plutôt qu’intellectuels par ailleurs, on est toutefois bien loin de l’effervescence des analyses et des propositions qui bouillonnent au cœur de nos universités.
La nouvelle équipe présidentielle maîtrise sur le bout des doigts les techniques du marketing politique. Mais elle ne parviendra pas à répondre aux immenses défis sociaux et sociétaux qui se posent aujourd’hui à elle, qui nécessitent de repenser totalement la prise en charge de nos aînés autour du concept de dignité, d’inventer une politique du logement qui réponde durablement au défi des logements surpeuplés et à ses conséquences sur le quotidien des Français mal-logés, de concevoir un nouveau dessein européen, avec des concepts issus de l’univers de la communication.
La « France will be back » [« France is back », a scandé Emmanuel Macron au dernier forum économique de Davos] seulement quand ses politiques, nationaux et locaux, et ses universitaires se mettront autour de la table pour partager leur connaissance des territoires, leur analyse des situations, leurs problématiques réciproques et leurs idées pour faire progresser la France. Il y aura sans nul doute besoin de traducteurs pour que les uns et les autres se comprennent. De patience et de pédagogie également. Mais il y a des enjeux pour lesquels cela vaut la peine de tenter de faire tomber les murs. »