Boussole #10 – « L’innovation c’est fragile, c’est dur, c’est méchant. »

« L’innovation c’est fragile, c’est dur, c’est méchant. »

Par Agathe Cagé (@AgatheCage)

« Attention, citation » prévient Thierry Marx devant trois cents élèves de Sciences Po aussi prompts à prendre leur stylo que le chef l’est à se mettre derrière les fourneaux. La phrase claque : « L’innovation c’est fragile, c’est dur, c’est méchant ».

Drôle de mise en bouche proposée mercredi 12 février au soir à une jeunesse dont une partie ambitionne de devenir l’élite de la « start-up Nation ». L’introduction a peut-être laissé à certains un goût doux-amer. N’ont-ils pas entendu, en juin 2017, le Président de la République présenter la France comme « la nation leader de [l’]économie de l’hyper-innovation », prête à « gagner sur les nouvelles frontières du 21èmesiècle » ? Un discours d’Emmanuel Macron alors plein de positivité et loin de leur promettre du sang et des larmes.

Fragile, dur et méchant : c’est pourtant un constat lucide, et non une sombre prophétie, que Thierry Marx a présenté sur l’innovation. Qui se rêve innovateur doit savoir dans quoi il s’engage. Un étudiant porteur d’une telle ambition peut se référer utilement à l’étymologie en moyen français du mot innovation, à savoir l’« action d’introduire une chose nouvelle ». Un appel, autrement dit, à l’humilité devant la difficulté et l’ampleur de la tâche.

Car introduire une chose nouvelle est à la fois faire un grand pas pour soi-même, et un tout petit pas dans la course effrénée aux innovations. C’est une réalité dont le compte Instagram @unecessaryinventions, dont le propriétaire « développe des produits pour des problèmes qui n’existent pas », se moque gentiment. C’est une réalité dont ont conscience également les centaines de candidats annuels au concours Lepine. Mais c’est une réalité qui se situe parfois bien loin pour de jeunes étudiants se rêvant futurs champions de la « start-up Nation ».

L’innovation est fragile car rien ne garantit, a priori et quelle que soit l’énergie mise dans la démarche, que la chose nouvelle soit dans un premier temps une réponse pertinente à un besoin existant, et reste à plus long terme la meilleure des réponses à ce besoin.

Pourquoi est-ce également juste de souligner la dureté de l’innovation ? D’abord parce que l’introduction d’une chose nouvelle n’a rien d’aisé. C’est d’ailleurs l’une des principales limites que rencontrent ceux qui pensent qu’il suffit de trouver un nouveau secteur à ubériser pour renverser la table. Si la plateformisation de plusieurs secteurs de l’économie a su faire naître de nouveaux besoins et répondre à des aspirations chez les consommateurs, cela est loin de vouloir dire qu’il s’agit d’un modèle pertinent et rentable pour tous les autres. C’est plutôt facile de trouver des sources d’inspiration ; beaucoup moins de découvrir un filon inexploré d’innovation. Par ailleurs, la marche à franchir est haute entre l’introduction commerciale d’une innovation et le succès économique. La liste des startups n’ayant pas réussi à faire la preuve de la rentabilité de leur modèle est longue.

Peut-être est-ce finalement le qualificatif « méchant » qui pourrait être le plus contesté. Et pourtant… La starisation d’un Bill Gates ou d’un Steeve Jobs est un reflet fortement déformé de la réalité des parcours des innovateurs. Ces derniers sont rarement accueillis à bras ouverts, que les premières réactions soient hostiles ou guidées par la jalousie. Facebook s’est beaucoup amusé en 2014 d’une étude de l’université de Princeton prédisant la perte de 80% de ses utilisateurs en 2017. Thierry Marx semble lui-aussi savourer lorsqu’il rappelle les critiques sous forme d’uppercuts qu’ont suscités ses premiers pas dans la gastronomie moléculaire. Mais leur détachement apparent vis-à-vis des critiques est nourri de leur succès. Thierry Marx, autrement dit, a longtemps ressenti la dureté des coups qui lui ont été portés. Si sa réussite lui a permis de les digérer, il n’en reste pas moins qu’il a dû à une époque les encaisser.

Pour surmonter ces obstacles, les apprentis innovateurs doivent se poser, avant toute autre chose, la question du « pourquoi » de leur innovation (comme l’a théorisé le britannique Simon Sinek). C’est en effet par le sens de son action ou de sa création, et non par le comment ou les moyens, que l’innovateur suscite inspiration et adhésion. Ce n’est pas forcément une garantie de succès, mais toujours une première protection contre le risque d’échec.